Art et géomatique : des domaines compatibles ?


A Paris, l’Atelier des Lumières, un centre d’art numérique, a ouvert ses portes ce vendredi 13 avril dernier. Il apporte à la ville Lumière un nouvel espace dédié à l’art, innovant et dans l’ère du temps. L’une des expositions d’inauguration réalisée par le collectif turc Ouchhh en annonce long sur l’usage des nouvelles technologies pour la création artistique…

L’Atelier des Lumières, d’une fonderie au centre d’art numérique

Chantier de l’ancienne fonderie – source Culturespaces

A l’origine, l’Atelier des Lumières était une fonderie créée en 1835 par les frères Plichon, Jean-François Alexandre et Hilaire Pierre. Vaste de 3 126m², cet espace était dédié à la construction de pièces en fonte.  En 1929, la fonderie est fermée à cause de l’arrivée de la soudure, de la forge et des matières plastiques. Un siècle après sa création, la dissolution de la société est inévitable (1935) et la famille Martin acheta le lieu. Durant 65 ans, l’espace devient alors une entreprise spécialisée dans la fabrication et la vente de machines-outils.

A l’orée du XXIe siècle, l’espace est de nouveau laissé vacant suite au déménagement de l’entreprise Martin. C’est Bruno Monnier, président de Culturespaces [1], qui découvrit alors en 2013 l’ancienne fonderie. Il choisit d’en faire un nouveau lieu pour la création artistique, dans la continuité des Carrières de Lumières [2].

Des Carrières de Lumières à l’Atelier des Lumières – une mise en avant de l’ère du numérique

En 2012, avec l’ouverture des Carrières de Lumières, Culturespaces se plaçait comme un acteur de la révolution numérique. Déjà, en 2009, l’entreprise avait mis en place des systèmes de téléguidage via des applications disponibles sur smartphone. Celles-ci avaient été conçues pour animer les visites des spectateurs des collections permanentes et expositions présentées par Culturespaces.

Alors, quand en 2012 l’image numérique et le son sont introduits à Baux-en-Provence, Culturespaces affirme en fait son engagement pour l’innovation et la création artistique en ouvrant un nouvel espace d’exposition parfaitement adapté aux nouveaux moyens techniques.

Photographie des sites fondés par Bruno Monnier – Google image

Pour Bruno Monnier, le numérique est en effet un « outil formidable » pour « franchir le mur sociologique des 50% des gens qui ne vont jamais au musée ». Mais c’est également une possibilité de faciliter les transferts d’œuvres entre les centres artistiques du monde, à des coûts minimisés et sans risquer d’abimer les travaux puisque ceux-ci sont dématérialisés.

En 2014, Culturespeaces est aussi à l’origine de la disposition de tables tactiles et interactives dans la ville de Nîmes, suivant les parcours de visite des monuments.

L’Atelier des Lumières, premier centre d’art numérique de Paris

Avec une surface de projection de 3 300m² et un investissement de 9 millions d’euros dans des travaux de rénovation et d’aménagement de l’espace, l’Atelier des Lumières est décrit comme « la plus grosse installation multimédia au monde ». Il proposera une production d’au minimum six expositions temporaires et de projets artistiques par an.

Dotés de technologies récentes et adaptées précisément à l’espace qu’elles doivent couvrir, le musée se distingue des structures jusqu’à maintenant connues en France. Cette distinction s’explique d’une part par les moyens que les artistes et le centre utilisent pour concevoir et exposer les œuvres. D’autre part, par la réconciliation entre les dimensions scientifique et artistique que porte ambitieusement et implicitement le centre en lui.

« On ne se familiarise plus avec la culture aujourd’hui comme on se l’appropriait hier. Les pratiques évoluent et l’offre doit être en phase. Le mariage de l’art et du numérique est l’avenir de la diffusion auprès des générations futures » explique Bruno Monnier

exposition aux Carrières des Lumières utilisant Amiex

Les deux centres fonctionnent sous la technologie Amiex. Culturespaces a développé cette technologie en lien avec le concept de diffusion culturelle qu’elle prône. Ainsi, elle repose sur la conception d’une exposition multimédia fabriquée à partir de milliers d’images et œuvres dématérialisées. Elles sont ensuite diffusées en très haute résolution via la fibre optique. Réalité augmentée, utilisation de vidéo 3D, les œuvres sont projetées grâce à des équipements numériques tels que les vidéoprojecteurs. De plus, la sonorisation est spatialisée.

 

 

POETIC_Ai : et si les travaux, méthodes et résultats scientifiques devenaient des œuvres d’art ? Une exposition inédite du collectif Ouchhh

Pour son ouverture, le centre accueille notamment les productions de l’agence turc Ouchhh. L’exposition aura lieu dans une salle spécialement conçue pour les créations d’art contemporain. A l’image des nouveaux équipements et technologies utilisés pour ce type d’art, la salle a été nommée LeStudio.

Le portrait d’un collectif visionnaire

Collectif Ouchhh : site officiel http://www.ouchhh.tv/

Ouchhh est une agence créative spécialisée dans les nouveaux médias, basée à Istanbul (Turquie), à Los Angeles (Etats-Unis) et Londres (Royaume-Uni). Ses compétences se trouvent dans les domaines de l’animation, du design, de la 2D et 3D, de l’interactivité, du traitement de données et d’images, et dans l’interaction. Pour parvenir à créer de nouvelles œuvres, Ouchhh utilise de nombreuses plateformes de médias comme les dispositifs interactifs, la sculpture cinétique, ou les expériences immersives. Le collectif propose ainsi des productions artistiques mais également des vidéos et des cartographies projetées, grâce à des expertises interdisciplinaires entre design graphique et conception numérique et sonore des espaces.

L’agence promulgue un équilibre entre art, science et technologie. Elle s’inspire des mathématiques, de travaux scientifiques, de la nature, de la géologie, d’inventions architecturales… Le principe fondamental pour la conception d’une œuvre repose sur l’existence de données dans la nature. Une phase de transcription puis d’analyse scientifique des données permettent ensuite la conception informatique.

Le collectif a reçu de nombreuses récompenses et critiques positives (ARS ELECTRNICA, Autriche – RED DOT Award Allemagne) et a présenté ses créations dans de nombreux événements internationaux.

Les travaux du collectif Ouchhh : de l’information géographique à la production artistique

                Revolution of topography

L’une des premières expositions du collectif Ouchhh était une installation intitulée « Revolution of Topography » [3]. Celle-ci présentait la transformation de notre planète, âgée de 5 milliards d’année, à l’endroit de la vallée de Cappadoce (Turquie).

Capture d’écran vidéo d’exposition « Revolution of Topography » – Ouchhh

Cartographie 3D de la topographie de la vallée Cappadoce – Ouchhh

 

 

Le collectif turc avait reproduit en image l’histoire de la vallée, de la formation géographique aux transformations topographiques du site, jusqu’à l’apparition de la civilisation. De nombreux traitements d’images ont été nécessaires, sur l’équivalent d’un temps de dix ans de captures d’écran. Grâce à l’utilisation de la cartographie 3D, Ouchhh a produit la plus vaste cartographie d’une surface montagneuse. La surface de cartographie projetée recouvrait 12 000m².

 

Lien vidéo vers l’annimation « Revolution of topography »‘  : https://vimeo.com/143054034

                 

                AVA_V2

Sensible à l’évolution de notre planète et aux travaux scientifiques existants, Ouchhh produit un an plus tard une nouvelle œuvre. Représenté en 2016 sur TEDxCERN [4],

AVA_V2 capture d’écran de l’animation – Ouchhh

« AVA_V2 » est un travail inspiré du dôme géodésique [5] de Buckminster et d’expérimentations sur la physique des particules.

Les créateurs ont encore utilisé la cartographie de projection, et se sont appuyés sur une structure hémisphérique en tissu semi-transparent.  En termes d’équipements, six projecteurs ont été nécessaires pour offrir une vision de l’œuvre à 360 degrés.

Caractérisant le mouvement des particules, une analyse fine sur la taille des particules et des rayons cosmiques avait précédé un lourd traitement de données et images pour parvenir au résultat. La combinaison d’une approche physique à une approche architecturale a conduit à une véritable performance scientifique et artistique pour le collectif turc.

« Our goal to create a piece that integrated our main interests: art, science and technology. The production schedule was a 6 month process, which we were successful in covering a 360 degree hemisphere with a projection on a Opaque type fabric. We came up with the idea of designing an installation on particle physics while we were doing research on other projects. »  Ouchhh

AVA_V2 – capture d’écran de l’animation – Ouchhh

Lien vers l’annimation AVA_V2 : https://vimeo.com/188716447

Poetic_Ai : la rencontre entre intelligence artificielle et art

Poetic-Ai est donc la nouvelle création d’Ouchhh qui inaugure LeStudio de l’Atelier des Lumières. Cette installation numérique est conçue comme « un voyage onirique faisant appel à l’intelligence artificielle dans le processus de création visuelle ».

Cartographie projetée de particules et rayons cosmiques – Ouchhh

Cela signifie que c’est un algorithme composant digitalement des formes, des couleurs, et des effets de mouvement qui créé l’oeuvre. Cinquante-sept chercheurs se sont penchés sur le projet durant six mois. Au total, le travail de 50 000 pixels et la disposition de 136 projecteurs permettent la visualisation de l’oeuvre. L’ensemble de l’algorithme traite de 20 millions de lignes de théories, d’articles, et de livres sur les sujets de la lumière, de la physique ou des sciences.

Par le biais du machine learning (apprentissage automatique) et de l’intelligence artificielle, cette œuvre interroge. En effet, l’approche présentée par Ouchh ne remet-elle pas en question la définition de l’art, de la technique et de la frontière entre science et art ? La performance est-elle scientifique ou artistique ?

En effet,  par l’aspect esthétique, l’originalité et le message que l’oeuvre dégage, il est possible de la considérer plus artistique que scientifique. Mais, comment ne pas la considérer comme scientifique alors même qu’elle se fonde sur des théories, des analyses et des procédés informatiques (algorithme, machine learning, code) sans qui elle n’existerait pas ? Les techniques de représentation des données font d’autant plus appel au récent champ de la data visualisation [6], ce qui complexifie inévitablement la réponse.

Vidéo de présentation de l’animation Poetic-Ai – exposition jusqu’au 31 août 2018 à l’Atelier des Lumières

http://vimeo.com/255709051

Les géomaticiens : des scientifiques-artiste?

Le géomaticien acquiert, analyse et de représente des données géographiques par le biais d’outils et de méthodes techniques et technologiques.  Il produit des représentations d’objets ou phénomènes localisés dans l’espace (des cartographies entre autres) qui pourraient alors tout à fait se prêter au domaine artistique. Une phase du travail du géomaticien est effet de rendre l’information la plus compréhensible en travaillant sur sa diffusion. Ainsi, les règles de sémiologie graphique et de représentation des données nécessiteraient d’être accompagnées d’originalité et de créativité.

Carte mentale – capture d’écrande l’oeuvre Turkcell Akilli Bulut – Ouchhh

Dans cette mesure, il serait tout à fait possible d’envisager des expositions sur les phénomènes de changement climatique, aménagement des espaces, ou sur la transformation des paysages par exemple. Ces thèmes, très souvent au cœur des problématiques de développement de l’époque contemporaine sont aussi omniprésents dans les travaux des géomaticiens.

Les travaux de Ouchhh ne seraient-ils pas un exemple d’invitation à transdisciplinarité ? Combiner des expériences entre big data, intelligence artificielle, représentation des données et interaction artistique semble pour Ouchhh un moyen de transformer le quotidien de la recherche et du travail en un « environnement poétique ».  Et lorsque l’on voit le résultat, dès lors que la technologie s’efface au profit de la sensibilité et de l’esthétisme, il n’y a pas de doute pour parler d’art.

Alors, performance scientifique ou performance esthétique, l’ère du numérique n’apporte pas que des moyens. Elle apporte de nouvelles expériences, perceptions et émotions, ce qui renouvelle considérablement les possibilités de créativité.

 


Notes :

[1] Culturespesaces : entreprise de valorisation et de gestion de monuments historiques, musées, et sites historiques créée par Bruno Monnier en 1990. L’objectif est de proposer un modèle alternatif, moderne et centré sur l’expérience du visiteur. En 2009, il créé la fondation Culturespaces pour « donner accès à l’art et à la culture à tous les enfants éloignés de l’offre culturelle »http://www.culturespaces.com/fr/home

[2] Carrières de Lumières : centre d’art numérique situé à Baux-en-Provence dans le département des Bouches-du-Rhône, projetant des expositions immersives.

[3] Revolution of Topography CAPPADOCIA_Epic History of Humanity. A/V Performance Montain_Open Air Museum – Zelve (Turquie)

[4] TEDxCERN : plateforme consacrée au partage d’idées et d’initiatives dans les champs scientifiques, technologiques, éducatifs et artistiques ; CERN : Organisation européenne pour la recherche nucléaire

[5] Dôme géodésique : en architecture, structure sphérique, en treillis, dont les barres suivent les grands cercles géodésiques de la sphère. C’est Richard Buckminster Fuller qui développa les coupoles géodésiques (cf. Dôme transparent à Montréal sur l’île Sainte-Hélène – diamètre de 80m – 1967).

[6] Data visualisation :  une étude, une science, ou un art de représenter les données de façon visuelle. Cela peut être sous la forme d’animation.


Sitographie : 

Consultation des sites 18/04/2018 et le 19/04/2018

Revue de presse de Culturespaces – [en ligne] : http://culturespaces.com/fr/node/1254

  • GB, « Bruno Monnier lance son atelier des Lumières », Connaissance des arts, 01/05/2017, p.15
  • Martine Robert, « Le petit empire culturel de Bruno Monnier », Les Echos, 06/04/2018, p.40 – 42
  • Isabelle Manca, « bruno Monnier – L’Atelier des Lumières est la plus grosse installation multimédia au monde », L’Oeil , 01/04/2018, p.22

A.L. « EN IMAGES. Découvrez « L’Atelier des Lumières », le premier musée numérique de Paris », Le Parisien, 11/04/2018 [en ligne] : http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/sortir-region-parisienne/en-images-decouvrez-l-atelier-des-lumieres-le-premier-musee-numerique-de-paris-11-04-2018-7658511.php

Elodie D., « L’Atelier des Lumières », le premier centre d’art numérique ouvre à Paris », Sortir à paris.com, 13/04/2018 [en ligne] : https://www.sortiraparis.com/arts-culture/exposition/articles/156707-l-atelier-des-lumieres-le-premier-centre-d-art-numerique-ouvre-a-paris

« Yapay zekanın şiirsel yolculuğu Paris’te sergilenecek « , Marketing Türkiye, 11/04/2018 [en ligne] : http://www.marketingturkiye.com.tr/haberler/yapay-zekanin-siirsel-yolculugu-pariste-sergilenecek/

Culturebox, « L’atelier des Lumières, nouveau lieu d’exposition à Paris, ouvre avec Klimt », franceinfo, 11/04/2018 [en ligne] : https://culturebox.francetvinfo.fr/arts/peinture/l-atelier-des-lumieres-nouveau-lieu-d-exposition-a-paris-ouvre-avec-klimt-271681

The Artistation, « AVA – Particle physics Scientific Installation… Ouchhh ! » 02/03/2017 [en ligne] : https://www.theartistation.com/2017/03/ava-v2-installation-by-ouchhh/

Wikipédia, dôme géodésique [en ligne] : https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%B4me_g%C3%A9od%C3%A9sique

TEDxCERN, Particle Physics Scientific Installation by Ouchhh [en ligne] : http://tedxcern.web.cern.ch/particle-physics-scientific-installation-ouchhh

Site officiel du collectif Ouchhh : http://www.ouchhh.tv/

Site officiel de l’Atelier des Lumières : http://www.atelier-lumieres.com/

Exposition Poetic-Ai par le collectif Ouchhh : http://www.atelier-lumieres.com/fr/poeticai-par-collectif-ouchhh