Elles sont l’objet des traques les plus longues, recherchées pour leur chair onéreuse par les chasseurs les moins scrupuleux de la planète. Nous parlons bien-sûr des baleines ! Ces mammifères marins qui font depuis une décennie maintenant, les choux gras de l’industrie du jeux vidéos.
2017 fut une année césure pour les jeux vidéos mobiles. Pour la première fois dans l’histoire, les revenus générés par les jeux vidéos pour mobile (utilisés sur smartphones ou tablettes) ont dépassé ceux des jeux vidéos traditionnels, consoles et PC inclus. cela représente presque 50 milliards de $ de chiffres d’affaires et 80% de la totalité des achats d’application.
Les jeux vidéos appartiennent désormais aux loisirs du quotidien et leurs versions mobiles explosent en nombre de pratiquants et dans la fréquence de la consommation, en particulier les jeux free-to-play qui accompagnent de plus en plus les joueurs dans leurs déplacements. De fait, l’expérience vidéo-ludique devient une pratique à situer spatialement et socialement, ce qui en fait un objet d’analyse spatiale pertinent pour le géographe.
Jeux vidéos mobiles free-to-play ?
Ce sont des applications accessibles à tous, aux gameplay peu développés (Candy Crush), qui misent davantage sur l’ergonomie et s’appuient parfois sur une licence reconnue (Pokemon Go, Dokkan Battle). Leur politique vise à mettre à disposition des joueurs un contenu gratuit à jouer (« free-to-play » ou « F2P »), suffisamment large pour y évoluer quelques heures avant d’imposer des limites rendant la progression payante. L’objectif des compagnies est simple : maintenir une économie rentable en garantissant d’une part la croissance en nombre et en taille des whales, d’autre part accroître le volume des deux tiers de joueurs F2P (dépensant peu sinon rien), ce qui garantit un environnement de compétition et rend le jeu attractif.
Qui sont les whales ?
Dans le jargon vidéo-ludique, il existe une typologie de profils de joueurs nomades distincts selon le temps de jeu et les sommes investies : whales, killer whales, dolphins, krill… Baleines et killer whales désignent les hardcore gamer qui investissent des milliers voire dizaines de milliers de dollars dans un même jeu. Acheteurs compulsifs, syndrome de la collectionnite aigüe, ces baleines sont les fameuses « cash targets« , objets de toutes les luttes entre éditeurs de jeux vidéo. Elles nagent parmi une nébuleuse de joueurs F2P et ne forment qu’un dixième des 10 à 20% des joueurs P2P (selon les études) dépensant plus de 5$/mois. Ce sont ces 1% qui génèrent plus de la moitié des revenus des industriels de jeux mobiles et garantissent, de fait, la pérennité du jeu pour les deux tiers de F2P.
Le whales hunting : discipline géomatisable ?
Les données stockées par les compagnies de jeux vidéos nous renseignent sur l’intensité de pratique vidéo-ludique de chaque joueur, le support utilisé, s’il s’agit d’une pratique éclectique, solo ou avec des partenaires, si elle s’inscrit dans le temps long ou si elle n’est qu’épisodique. On peut croiser ces données sur les pratiques individuelles avec les dynamiques démographiques, les activités socioprofessionnelles, les modes d’habitation, les mobilités accrues ou plus largement dans une géographie des transports, de l’environnement urbain. Pour Samuel Rufat, maître de conférence et chercheur à l’Université de Cergy-Pontoise, plus la pratique vidéo-ludique est régulière, plus elle investit des lieux différents, et plus elle s’accompagne de pratiques afférentes (prendre des notes pendant une partie, acheter ou offrir des produits dérivés, se rendre à un festival, etc.). Aussi, on peut « repérer des styles cohérents de pratique qui se comprennent en référence à la position des individus dans leur cycle de vie et leur mode d’habiter, leur trajectoire résidentielle… » Ces résultats semblent indiquer que les pratiques culturelles et de loisirs permettent des investissements du temps et de l’espace proche variés, selon les individus mais aussi selon les territoires.
Parce qu’elles sont très souvent cycliques (mobilités pendulaires), l’étude des mobilités urbaines peut se révéler pertinente, car elles créent des temps de routine qui sont autant d’opportunités de capter l’attention d’un potentiel joueur, et peut-être une baleine.
L’analyse spatiale affinerait le profiling des P2P pour ensuite optimiser l’effort de ciblage des 1% de baleines. Par la suite, la géomatique dispose des outils nécessaires à la chasse aux baleines et suffisamment de données à géotraiter pour constituer sa database. Le développement d’algorithmes de deep-learning permettrait de fournir aux industriels des profils psychologiques pour chaque joueur : prédire combien de temps va-t-il jouer, à quelle fréquence hebdomadaire, quel niveau atteindra-t-il, estimer la somme qu’il investira, quelle carrière ludique (âge de l’initiation au jeu, par qui, périodes et motif des interruptions) ? A partir de combien d’heures de jeu survient le sentiment de lassitude, de manque, de nostalgie ?
Le jeu mobile offre autant de potentialités qu’il est à la fois un support d’information, de communication, d’apprentissage, de commerce, de loisirs etc. Parce que toutes les interactions y sont enregistrées avec régularité, les jeux-vidéos sont une source pertinente en data qui nous renseignent sur les pratiques quotidiennes des individus.
Sitographie :
Consultation des sites les 24/09/2018, 27/09/2018 et le 29/09/2018.
Samuel Rufat « Jouer aux jeux vidéo en France, Géographie sociale d’une pratique culturelle« , revue l’Espace Géographique, n°43, 2014, p.308-323 [En ligne] : https://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2014-4-page-308.htm
Gunnar Kleeman, Tom Kunicki « Your Video Game Is Gaming You – Hunting « Whales » « , 02/06/20176 [En ligne] : https://datascience.berkeley.edu/blog/Your-Video-Game-Is-Gaming-You/
Pavel Alpeyev, Yuji Nakamura « Game Makers Are Profiling Players to Keep Them Hooked« , 24/10/2017 [En ligne] : https://www.bloomberg.com/news/articles/2017-10-23/game-makers-tap-ai-to-profile-each-player-and-keep-them-hooked
Insights Team « How to Identify Whales In Your Game« , 10/09/2015 [En ligne] : https://gameanalytics.com/blog/how-to-identify-whales-in-your-game.html