“Favoriser l’inclusion sociale des personnes migrantes[1] en France à travers des ateliers de cartographie participative et sensible” (CartONG). C’est l’objectif global du projet “Cartes d’ici et d’ailleurs”, soutenu par la Fondation de France et mis en oeuvre par CartONG.
Forte d’expérience en atelier d’activités collaboratives, l’association souhaite proposer des ateliers innovants de partage grâce à l’outil privilégié des géographes : la carte. Deux ateliers sont proposés par le projet : les mapathons et la cartographie sensible. Ainsi, le projet entend répondre aux objectifs suivants :
- “Faciliter la cohésion sociale et l’entraide entre les personnes migrantes et des bénévoles issus de leur communauté d’accueil,
- Permettre aux migrants de pratiquer le français à travers des activités ludiques et pratiques,
- Permettre aux migrants de se familiariser avec l’utilisation d’outils numériques de cartographie,
- Faciliter leur participation citoyenne par leur contribution à des projets de solidarité internationale,
- Permettre aux migrants de passer du statut de personne aidée à celui d’acteur” (CartONG).
En bref, CartONG est une association française qui vient en aide aux porteurs de projets humanitaires et aux autres ONG (Médecins sans frontière, Terre des Hommes…) en matière de gestion de l’information, de cartographie, d’analyse et d’utilisation des nouvelles technologies de l’information. C’est en apportant des moyens humains, technologiques, techniques et même pédagogiques par des conseils et des formations que CartONG légitime son rôle d’acteur dans le monde de l’humanitaire.
Dans cet article, nous allons aborder les enjeux de la cartographie sensible. Des informations sur les mapathons sont disponibles par ici sur Veille Carto ou ici et là sur le site internet de CartONG.
Cartographier l’émotion, l’imaginaire, le souvenir…
Aller au delà de la carte classique
La notion de “carte” est décrite par une centaine de définitions. Celle qui fait plutôt consensus est la suivante : la carte est “une représentation géométrique plane simplifiée et conventionnelle de tout ou partie de la surface terrestre, et cela dans un rapport de similitude convenable qu’on appelle l’échelle” (F.Joly, 1976). En effet, elle répond à l’idée que l’on a d’une carte classique que l’on voit dans les journaux ou bien depuis les bancs de l’école.
Pourtant, l’expression cartographique est de plus en plus multiforme et cette définition s’avère être discutable : N’y a t-il que des représentations planes ? L’échelle est-elle toujours respectée ? Cartographions-nous uniquement la surface terrestre ? Ces questions sont posées depuis des décennies notamment liées aux évolutions de la production et des usages de la cartographie permis par le numérique : cartes anamorphiques, cartes en plusieurs dimensions…
Finalement, un des aspects de cette définition faisant le moins débat est celui de la représentation. Cela désigne à la fois le rendu final mais aussi le processus qui a mené vers ce résultat. La carte serait d’ailleurs davantage “le produit d’une représentation” (Gilles Palsky, HyperGéo).
Par son caractère conventionnel (répondant à une sémiologie graphique établie) et simplifiée (processus de généralisation indispensable), la carte comme elle est définie dans les moeurs ne permet pas de tout représenter. Comment décrire l’émotion procurée par un lieu ? Comment mettre à plat ses habitudes dans un espace de vie ? Comment s’exprimer au-delà des informations factuelles établies ? La carte classique définie comme telle restreint la pensée et ne permet pas d’aller au-delà de l’objectif illusoire qui lui a été assigné : décrire l’espace au plus proche de la réalité et de l’objectivité.
La cartographie sensible : “Cartographier de la vie, de l’émotion, de la sensibilité”
La cartographie sensible est définie par Quentin Lefèvre, urbaniste et designer, comme “un média de restitution de l’expérience du territoire ou encore comme la spatialisation sensible de données sensibles”.
Elise Olmedo, géographe, la qualifie davantage comme une carte qui “emprunte un peu à la cartographie conventionnelle mais en rejette une de ses dimensions fondamentales : elle désavoue la schématique de la « carte traditionnelle » et affrète l’inventivité comme une de ses perspectives majeures. (…) Elle propose des solutions de représentation là où la cartographie classique échoue : traiter les données émotionnelles (par essence qualitatives), et représenter les micro-espaces.” Dans son étude sur les femmes d’un quartier défavorisé à Marrakech en 2010, la géographe affirme que la cartographie sensible lui a permis de “cartographier de la vie, de l’émotion, de la sensibilité”. La cartographie sensible permet alors de cartographier ce qu’on ne voit pas, des données immatérielles qui décrivent pourtant l’espace. Finalement, la carte sensible ne s’oppose pas à la carte classique, elle la complète en devenant un autre moyen d’expression.
Aussi, elle n’a pas pour objectif une représentation de la réalité comme la majorité de la population la conçoit. Au contraire, elle met en évidence les spécificités, la perception d’un individu ou d’un groupe sur son espace vécu. Or, la perception d’un espace et des objets qui le compose varient d’un individu à l’autre selon son expérience personnelle, sa situation familiale, son âge ou encore son genre. Ce qui est vrai pour certains ne l’est pas forcément pour d’autres (le propre de la subjectivité finalement…).
Une des difficultés majeures de la cartographie sensible réside dans son mode de représentation. Sans être aussi intrusive que la photographie, elle doit pourtant être quasiment aussi fidèle pour exprimer le plus exactement la pensée du producteur. Finalement, la carte sensible n’a pas de code pré-établi, c’est la créativité (et la spontanéité ?) du cartographe qui prime, pouvant rendre la compréhension de la carte parfois complexe. Néanmoins, ce type de cartographie présente un avantage considérable, elle n’est soumise à aucune barrière de la langue. En effet, ce sont principalement des dessins et des tracés, souvent colorés, qui sont représentés dont la toponymie ou toute écriture ne sont que peu présentes (ou comprise aisément par tous notamment lorsqu’il s’agit d’onomatopée ou de courtes expressions par exemple).
Le projet “Cartes d’ici et d’ailleurs” : faire de la carte un outil de lien social
Entourée de chercheurs, d’artistes et de psychologues, les ateliers se déroulent auprès d’organismes culturels, d’associations et de structures de prise en charge et d’hébergement des migrants. L’association affirme que “Cette approche permettra de libérer la parole des migrants, amenés à raconter leur histoire passée, leur parcours migratoire et leur nouveau lieu de vie en France.” En effet, comme l’explique Cécile Borreil [2], la coordinatrice du projet, il “n’a pas vocation à créer directement du lien entre les “communautés” réfugiées et d’accueil”. Même si du lien peut se créer, l’atelier a pour objectif de donner un moyen d’expression, un moyen pour les personnes migrantes de raconter “leur parcours d’exil, leur accueil en France ou leur pays d’origine”.
Déroulement d’un atelier

« Échange sur notre vision d’un espace » [3]

Déroulement d’un atelier [3]
Un moment de partage

Réalisation d’un.e participant.e [3]

Réalisation d’un.e participant.e [3]
Pour être bénévole et participer à ces ateliers, “il n’y a aucun prérequis si ce n’est être curieux et avoir envie de s’impliquer dans une cause qui a du sens ! (…) Vous pouvez également souhaité découvrir le monde de la cartographie participative ou avoir simplement envie de vous investir dans un projet innovant d’inclusion sociale des personnes migrantes en France” affirme Cécile Borreil.
Un projet à pérenniser
Initialement prévue pour une durée de 1 an, cette première expérience française a pu se concrétiser avec des premiers ateliers organisés fin juin 2018. A plus long terme, l’objectif est “de concevoir une « boîte à outils » pouvant être mise à disposition des structures souhaitant organiser régulièrement ce type d’activités auprès des personnes migrantes qu’elles accompagnent au quotidien.” (CartONG). Néanmoins, ce type de projet peut évoluer au fur et mesure des expériences pour être efficace dans le processus d’intégration des personnes migrantes. Pour le moment, les retours des participants sont plutôt positifs et encourageants. Cécile Borreil a d’ailleurs mentionné “Cartes d’ici & d’ailleurs est un projet encore tout jeune et il reste plein de choses à construire et expérimenter. Si des personnes souhaitent apporter leur contribution à cette initiative, nous serons vraiment ravis de les accueillir !”.
“La géographie ne sauve pas de vies, mais elle peut avoir un impact déterminant quand elle est utilisée à bon escient. “ (CartONG)
Groupe de participants au vernissage [3]
Source :
Beguin Michèle, Pumain Denise, 1994, La représentation des données géographiques. Statistique et cartographie, A.Colin
Landrin, Matuzesky, Alario, 2018, Rencontres méthodologiques #1 : « A la découverte de la cartographie sensible » le compte rendu de la journée, Altérités
URL : https://alterites.hypotheses.org/tag/cartographie-sensible
Olmedo Elise, 2011, “Cartographie sensible, émotions et imaginaire“, Vision Carto
URL : https://visionscarto.net/cartographie-sensible
Palsky Gilles, “Cartes”, HyperGéo : http://www.hypergeo.eu/spip.php?article266
Site internet de CartONG : http://www.cartong.org/fr
Présentation du projet sur La Fabrique Aviva : https://lafabrique-france.aviva.com/voting/projet/vue/30-503
Site internet du designer et urbaniste Quentin Lefèvre : http://quentinlefevre.com/cartographie-sensible/
[1] La notion de personne migrante considérée dans le projet. « Elle relève de plusieurs situations :
- La situation des migrants : Une personne qui a fui son pays pour de multiples raisons (climatiques, économiques, violences subies, etc.), et dont la demande de protection internationale a été refusée ou n’a pas encore été déposée aux autorités du pays d’accueil.
- La situation des demandeurs d’asile : Une personne qui a effectivement déposé une demande de protection internationale aux autorités compétentes du pays d’asile et dont l’étude est en cours.
- La situation des réfugiés statutaires ou bénéficiaires d’une autre forme de protection internationale : Ils désignent uniquement les personnes auxquelles les services nationaux du pays d’asile ont octroyé le statut de réfugié au sens de l’article 1. A.2 de la Convention de Genève de 1951 et son Protocole de 1967. Selon ces textes, il s’agit d’une personne à qui les services nationaux compétents ont octroyé un statut protecteur en raison des risques de persécution liées à sa race, sa nationalité, son appartenance à un groupe social, ou ses opinions politiques ; qui se trouve hors des frontières du pays dont il est ressortissant ; et qui ne peut se prévaloir de la protection de celui-ci. » (CartONG)
[2] Dans un entretien par email qui s’est déroulé début décembre 2018
[3] Toutes les photographies utilisées dans l’article ont été prises lors d’un vernissage organisé le 30 novembre 2018 dans le cadre du festival Migrant’scène avec le soutien de la FOL 73 et de l’espace Larith dont les participants sont pris en charge par le CADA de Montmélian et le service du PRIR de Montmélian.