Il y a plus d’un mois, le vice-président de Google, Phil Harrison, annonçait à la Game Developers Conference son entrée dans le marché du jeu-vidéo. Sans console aucune (« the future of gaming is not a box« ), la Stadia propose à n’importe quel joueur, quelque soit le support (smartphone, tablette, écran tv) un accès à ses serveurs sur lesquels sont stockés des catalogues de titres. Avec cette simple manette, Google prophétise la fin du marché des consoles physiques et l’avènement du jeu-à-la-demande : le cloud-gaming. Comme Deezer et Netflix, la pratique vidéoludique devient progressivement online et sans téléchargement, les serveurs s’occupant à la fois d’héberger le jeu et d’y enregistrer les données utilisateurs.
Derrière cette potentielle révolution de l’industrie du jeux-vidéo, Google désire-t-il s’emparer d’un nouveau marché ou démocratiser l’accès aux jeux-vidéo ?
Que nous dit la Stadia de la fracture numérique ?
Pour profiter de ce Netflix-like version jeux-vidéos, il faudra nécessairement une bande passante conséquente et régulière, ce qui rend le jeu vidéo tributaire de la fibre ou de la 4G dans les conditions actuelles. Google a affirmé que 25Mbps seront nécessaires pour jouer en 1080p pour 60 images par seconde, et 30Mbps pour la 4K. On a donc du côté fournisseur les datacenters surpuissants de Google, mais un accès insuffisamment robuste côté clients : en France par exemple, la majorité des français reste en ADSL au débit pénible. Spatialement, l’offre élimine une kyrielle de joueurs et instaure de facto une inégalité d’accès au cloud-gaming.
Le plan France-Très-Haut-Débit (THD) devrait officiellement s’achever en 2022, mais les chiffres de la Cour des Comptes ont dernièrement repoussé la date à 2030. Les territoires en marge de la fibre et du THD se retrouvent de facto exclus du streaming. Une fracture qui vient creuser le fossé en termes d’offres culturelles et de loisirs entre les villes-centres et les territoires les plus ruraux, peu densément peuplés. De quoi rajouter de l’eau au moulin de Guilluy.
Pour autant, même certains quartiers ou bâtiments des centres hyper-urbains peuvent se retrouver dans une configuration spatiale hostile à une bonne connexion internet : beaucoup de FTTH sont en fait des fibres mutualisées, donc mettant en réseau plusieurs immeubles d’habitation où chaque foyer se partage la bande passante.
Ne parlons pas des USA où l’accès internet est encore plus inégalitaire.
En somme, l’offre Stadia met au défi la connectivité des villes, et, de fait, dresse un portrait sombre des écarts de mise en réseau des territoires. Quelles sont les métropoles en passe ou en lieu de devenir des hubs numériques ? les départements à l’ombre du THD ?
Ainsi, en étant tributaire de l’accès au THD, les obstacles à l’offre vidéoludique ne s’estiment non-plus qu’en termes de niveaux de vie économique et de panier-consommation, mais tiennent compte de la distance aux grands centres urbains où se concentrent les fournisseurs de services vidéoludiques et de composants informatiques. Mais la fracture numérique ne se réduit pas qu’à l’échelle nationale : elle est multiscalaire dès lors que la fibre se décline entre vraie fibre (FTTH) et fibre mutualisée (FTTB). Ainsi la fracture s’observe aussi à l’échelle infra-métropolitaine, où des foyers fibrés en FTTB, voire des résidences et bâtiments, se partagent une même bande passante.
Il dépend aussi de la situation familiale : même dans le cas où il n’y a pas mutualisation des Netflix-like entre membres d’un même foyer, l’accès à une résolution optimale sera tributaire du nombre de personnes en ligne sur une même bande passante (donc fini les 1080p et 60 images à la seconde). Ajoutons également que le streaming va anéantir le marché de l’occasion et du détail qui restait, pour les joueurs aux revenus les plus modestes, le seul moyen d’accéder au loisir.
Une nouvelle consommation vidéo-ludique ?
Avec le streaming, on peut donc s’interroger sur la manière dont les joueurs vont s’approprier cette nouvelle expérience vidéo-ludique. Jusqu’où les jeux-vidéos, jusque récemment confinés dans le salon, vont-ils se répandre au-delà du foyer ? Stadia n’est-elle pas l’opportunité rêvée de conquérir un marché du jeu vidéo mobile en plein essor ?
On l’avait déjà dit en 2018, plus la pratique vidéoludique est régulière, plus elle investira des lieux différents et s’accompagnera de pratiques afférentes. Or, en cassant la dépendance au hardware, le streaming met fin au confinement du jeu-vidéo dans le foyer. Tout comme ta série Netflix préférée, il sera alors possible de passer d’un support fixe réservé au foyer, à n’importe quel support mobile sans longue interruption de la pratique vidéoludique dans une même journée. Et Stadia, en proposant un abonnement avec accès en continu au jeu, permet à tout joueur de reprendre au parc municipal ou dans le train, la partie interrompue au foyer dès lors qu’il y a accès au THD. En ce sens, il y a davantage un plus grand investissement en temps et espace des jeux-vidéo dans la journée, qu’une réelle démocratisation de la pratique vidéoludique. La démocratisation est tributaire de l’accès au THD, donc de nos trajets réguliers entre le foyer, le lieu de travail, d’études, de loisirs etc. C’est uniquement sur le coût de l’abonnement que l’accès à Stadia pourra être « démocratisable » : bien que la liste des ratés de Google soit longue, l’un de ses plus grands succès reste son moteur de recherche accessible gratuitement par tous.
Les obstacles
Il reste encore beaucoup d’obstacles pour pérenniser cette offre : la latence et les input lags déjà prévisibles sauront-ils contenter des joueurs en quête d’expériences toujours plus immersives ?
Si la fibre et l’instabilité de la 4G restent pour l’instant des barrières infranchissables, certains optimistes en appellent déjà à la 5G pour combler le déficit de connectivité des marges du numérique. Dans l’éventualité où le projet aboutirait, sans autre concurrent, ce sera le début d’une inédite centralisation de l’activité vidéo-ludique autour d’un seul fournisseur de service (« building a game plateform for every one« ) comme Netflix. De fait, émerge un risque d’uniformisation des loisirs vidéoludiques : si pour l’instant Google fait du dumping, n’y a t-il pas un risque que l’offre de jeux-vidéos ne se transforme en une somme de titres standardisés ?
De plus, à travers la connectivité des villes se pose la question de l’indépendance de leurs données, qui seront évidemment siphonnées par The Big G. Après notre profiling par les achats en ligne, les vidéos Youtube, notre géolocalisation etc, Google passera au peigne-fin nos pratiques vidéoludiques pour faire ce qu’il fait le mieux : nous vendre des pubs.
Aussi la fracture numérique incessamment reprise lors de nos Grands Débats, se répercute à l’échelle internationale : les mastodontes américains mettant à disposition leurs datacenters, face aux autres, simples clients. En 2017, E.Macron, encore candidat, avait appelé dans son programme à l’émergence d’un « Netflix Européen« . Réside donc dans le numérique un fond de géopolitique où la souveraineté numérique des États est mise à l’épreuve.
Même avec une bonne connexion, l’instabilité de la bande passante et l’illusoire fiabilité en chaque fournisseur d’accès rendent le projet flou. Le prix de Stadia sera peut-être abordable, en particulier pour les joueurs les plus modestes. Reste à savoir le contenu du catalogue de titres sera suffisamment attractif pour parler de « démocratisation » du jeu vidéo.
Finalement, Stadia pose la question de la connectivité des territoires et interroge les mutations provoquées par l’économie du streaming. En réalité, la fracture numérique existe déjà dans le monde du jeu-vidéo, en témoigne les épreuves élégiaques des patchs et maj de dizaines de giga pour les joueurs vivant à la campagne. Stadia ne va-t-elle pas s’ajouter à la longue liste des loisirs accessibles qu’en métropole qui poussent au retour des jeunes périurbains en ville ? Alea jacta est.
Sitographie :
Consultation des sites les 18/04/2019, 19/04/2019 et le 21/04/2019.
William Audureau, « Stadia : les zones d’ombre du projet de plate-forme de jeu vidéo de Google.« , 20/03/2019 [En ligne].
Guénaël Pépin, « Très haut débit : analysons le rapport au vitriol de la Cour des comptes, contesté par Bercy.« , 01/02/2017 [En ligne].
Vincent Manilève, « Les Américains sont jaloux de notre connexion Internet« , 17/11/2014 [En ligne].
Matt Kim, « Google Stadia interview : discussing safety, price and Internet connexion speeds« , 10/04/2019 [En ligne].
Eric Ravenscraft, « Google could learn a lot about you from its new gaming platform« , 05/04/2019 [En ligne].